Fin 2007, Cyril Linette, responsable de la rédaction football de Canal+, accordait une interview aux Cahiers du Football dans laquelle il partageait certains des reproches qui lui adressait le magazine de foot et d’eau fraîche :
[À propos de l’équilibre entre le traitement technique et le traitement magazine] Ma culture est la même que la vôtre. Je pense qu’il y a d’autres gens chez Canal qui en ont une autre et qui pensent qu’il est important de traiter ces sujets-là [le people]. Il faut effectivement rééquilibrer la balance en direction du foot. C’est vrai pour Jour de Foot, par exemple. Leur idée d’immersion, l’année dernière, je comprenais, mais l’immersion dans le jeu, ça m’intéresse, l’immersion dans la baraque à frites, moins. […] Je pense qu’il va y en avoir plus [d’images de foot dans l’émission Jour de Foot]. […] Moi, je suis pour faire un résumé de sept minutes si le match en vaut la peine. […] Je peux garantir que si nous pouvons le faire, nous le ferons.
Trois ans après, le constat dressé par les CDF est évident : non seulement Canal+ n’accorde pas plus de place au jeu dans ses émissions consacrées au football, mais elle s’en éloigne même de plus en plus. En accord avec les Cahiers, nous reproduisons ci-dessous la lettre ouverte qu’ils ont adressée à Cyril Linette, le directeur des sports de Canal+.
Lettre ouverte à Cyril Linette
Il y a trois ans, vous aviez accordé aux Cahiers une interview qui avait marqué votre intronisation au poste de responsable de la rédaction football de Canal+. Vous sembliez adhérer à quelques-unes de nos critiques sur le traitement télévisuel du football sur votre chaîne, et annonciez un changement d’état d’esprit. Bref, vous alliez être le maître d’œuvre d’un mieux-disant footballistique [1]. Depuis lors, vous avez pris du galon en devenant directeur des sports l’année suivante, et si Jour de Foot est redevenu regardable après l’ère maniaco-hystérique d’Alexandre Ruiz, votre bilan est, de notre point de vue, terriblement décevant.
Le succès d’audience du Canal Football Club vous inciterait peut-être à revendiquer que ce programme, seul accès en clair aux résumés et aux buts de la Ligue 1, soit plus une émission de variétés qu’une émission de football puisqu’on y montre le moins de jeu possible. L’Équipe du dimanche, d’émission caquetante, se transforme cette saison en one-man-show dont le présentateur débite des blagues écrites par un auteur dont on se demande ce qu’il perçoit pour des saillies comme « Arsène Wenger est physionomiste, pourtant il n’a pas reconnu son équipe ». Reste l’alibi des Spécialistes, qu’on trouvera ponctuellement honorable faute de mieux, et dont la diffusion est limitée à Canal+ Sport. La vitrine, c’est le CFC, et c’est malheureusement celle d’un nivellement par le bas.
Ce texte aurait pu être écrit à la suite d’à peu près n’importe quelle émission depuis la saison dernière, mais celle de dimanche dernier a probablement battu des records de démagogie anti-arbitrale. Elle a d’abord démontré l’importance délirante prise par les polémiques sur l’arbitrage, aussi bien que la façon dont elles sont montées — parfois de toutes pièces, toujours totalement à charge. Cinq matches sur les neuf présentés dans l’émission ont fait l’objet d’un « réarbitrage », dans les résumés et/ou sur le plateau, au détriment de tous les autres aspects de ces rencontres. Ainsi de la faute de Gonzalo Bergessio, lors de Nice-Saint-Étienne, qui lui a valu un carton rouge. Une expulsion sévère certainement, mais en rien illégitime, même si elle ne constituait probablement pas la meilleure décision. Vous teniez là votre « tournant du match », votre match « faussé par l’arbitre ». « Il tue le match », tranche Pierre Ménès.
On se demande d’ailleurs pourquoi le résumé a montré, de ce qui a suivi cette 22e minute, la tête de Payet sur le poteau ou la mauvaise relance d’Ebondo qui a entraîné le second but niçois, si tout était joué. Sur le plateau, on reproche à l’arbitre de ne pas avoir tenu compte du terrain glissant. À l’arbitre, pas au joueur qui déclenche un tacle incongru. Pas une voix ne s’élève pour envisager que ce dernier a commis une erreur l’exposant à une telle sanction, et exposant son adversaire à un risque de blessure. Quinze jours après les indignations consécutives à la double fracture d’Hatem Ben Arfa [2], cette unanimité est risible, mais elle ne frappe personne.
Vos journalistes et consultants ont adopté et imposé une vision binaire des faits d’arbitrage — faute / pas faute —, qui exclut totalement l’évidence qu’une large proportion des actions sont ambiguës et peuvent donc faire l’objet de décisions différentes, par principe discutables. On devrait même parler de vision primaire, puisque sur ces actions, la décision de l’arbitre sera toujours qualifiée d’erreur. Commentant un match, David Berger avait eu cet enchaînement qui résume tout : « L’arbitre aurait pu siffler, l’arbitre aurait dû siffler ! » D’un verbe à l’autre, une éventualité se transforme en accusation. On peut donc reprocher tout et son contraire aux arbitres, leur laxisme ou leur sévérité, et même d’appliquer le règlement (lire La position du bouc).
Dans ce contexte, le sujet accordé en fin d’émission à l’entraînement et la formation des arbitres ne pouvait être rien d’autre qu’une aumône, ou alors une plaidoirie placée après le verdict. On y entendait pourtant parler de l’interprétation des faits de jeu — de quoi provoquer la perplexité de tout le studio. Mais l’émission était finie. Il faudra attendre les Spécialistes, le lendemain, pour voir Bertrand Layec ramener un peu de raison dans le débat [3].
Mais les principales questions restent posées : pourquoi les erreurs d’arbitrage — avérées ou supposées — sont-elles subitement devenues insupportables ? Au nom de quels « enjeux » — dont on sait seulement qu’ils n’ont rien à voir avec l’intérêt du football lui-même ? Pourquoi, surtout, la démolition systématique des arbitres est-elle devenue un produit journalistique aussi écrasant, sinon par paresse intellectuelle ? Et si les arbitres sont mauvais à ce point [4], est-ce en les livrant à la vindicte générale qu’on va les améliorer, ou inciter des jeunes à s’engager dans une aussi infamante carrière ?
Significativement, Pierre Ménès avait pour sa part choisi de consacrer sa chronique au même thème… pour défendre Alou Diarra contre les « ayatollahs » — il y a peu, c’était les « bouchers » : Pierrot le Foot ne combat que des ennemis à sa dimension — qui réclament une sanction lourde pour le capitaine des Girondins, après sa poussette sur l’arbitre d’Auxerre-Bordeaux. Une façon efficace d’éluder une vraie question : comment un joueur aussi loué, ces dernières semaines, comme un modèle de comportement, en vient à réagir ainsi ? Comment l’inhibition qui empêche les joueurs de toucher aux arbitres tombe aussi facilement, en réaction à des faits de jeu complètement anodins ? Les juges expéditifs, qui ne craignent pas de trahir régulièrement leur méconnaissance des règles (lire Dirty Dugarry), s’interrogent-ils parfois sur leur propre responsabilité ?
Le football français est malade de l’arbitrage, et Canal+ est particulièrement responsable de cette pathologie, avec ses commentateurs hypnotisés par les ralentis qui rejugent chaque action, avec ses journalistes qui expliquent le football par les « erreurs » d’arbitrage qu’ils traquent partout, quand ils ne les inventent pas, avec ses réalisateurs qui ont rendu obsessionnel l’usage du « révélateur », avec sa complaisance pour tous ceux — entraîneurs, joueurs, dirigeants — qui banalisent les agressions verbales envers les arbitres (lire L’image de la saison). En orchestrant le procès permanent de ces boucs émissaires si populaires, en faisant de cette curée une ligne éditoriale, la chaîne se livre à un jeu malsain dans une atmosphère qui ne l’est pas moins. Sous des dehors plus bonhommes, elle va finir par professer le même journalisme haineux dont le quotidien L’Équipe a été le héraut cette saison.
Cyril, sachez au moins que cette vision du football désespère ou écœure littéralement une frange de vos audiences, pas plus légitime qu’une autre, mais — aussi minoritaire soit-elle — qui se trouve composée de véritables passionnés. Que restera-t-il du football quand il aura été rétréci à ses aspects les plus méprisables ? Même en tenant compte de l’audience ou de l’adhésion que vous pouvez obtenir en usant de ces ressorts démagogiques, le calcul est risqué à long terme. Au lieu de cultiver l’amour du jeu — à ne pas confondre avec la starification des joueurs —, d’améliorer sa connaissance et d’en répandre la passion, vous êtes en train de laisser pourrir la branche sur laquelle vous êtes assis.
Article publié par Jérôme Latta sur le site des Cahiers du Football.
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