Dans les escaliers, deux jeunes interpellent gentiment un supporter à la casquette blanche, au blouson anonyme. Il s’agît d’une quête organisée pour la famille de Julien, le supporter parisien tué par balles il y a près de deux ans maintenant.
Bouquin, 20 ans de Kop
Les gars, armés d’un sac en plastique et d’écharpes des Boulogne Boys s’adressent en souriant à l’homme à la fine moustache, insistant avec humour pour que chacun fasse un geste de solidarité. Quand Bouquin passe, le bonjour et le merci se font plus appuyés que pour les autres. Là, dans ce simple échange, transparaît le respect.
J’ai vécu mon premier match au Parc lors de la saison 1985/1986. Un certain PSG - Bastia, le match du premier titre de champion de France, en toute fin de saison. Ca faisait longtemps que je tannais mes parents pour venir, et là on a eu la totale : le tour d’honneur, la joie, tout. Pour moi, le déclic a eu lieu dès cette première soirée. J’étais à Auteuil, et en face, il y avait un petit carré de gars qui faisaient du bruit. J’avais à peine 14 ans, jusque-là je ne suivais les matches qu’à la radio, depuis 1982, mais après avoir vu ça, cette ambiance, ces chants, cette vie, je n’avais qu’un but : revenir ! Et si possible rejoindre les gars qui m’avaient tant impressionné. Rejoindre Boulogne.
- Bouquin, dans les travées de Boulogne
Bouquin arrive dans les travées, sous les gradins de Boulogne Bleu, et sert les mains de Kopistes anonymes, ou prestigieux. Anciens des Boys, figures de la tribune comme le mythique Kronenbourg, ou jeunes supporters en quête d’un renseignement. Toujours avec la même simplicité, le même respect mutuel, et presque de la douceur quand il remonte dans un sourire l’écharpe Rouge et Bleu de Kro, l’aîné du Kop, en l’engueulant paisiblement parce qu’il va attraper froid. Comme un fils aiderait un père, devenu trop âgé. Bouquin raconte son histoire, d’une voix amusée.
J’ai commencé à venir à Boulogne en 1987/1988. Auparavant j’avais bénéficié de places offertes par mon club de foot, souvent en K, juste à côté du KOB. Dès ma première saison, j’ai récupéré mon surnom. La malchance du gars présent au mauvais endroit, au mauvais moment : lors d’un déplacement à Lille avec les Boulogne Boys, on investit une station-service, et je me rends au rayon BD, pour glander. Sauf que voilà, juste au-dessus, et sans que j’y prête attention, trônaient des lectures pour un public très averti. Et je me suis fait choper alors que mon regard avait soi-disant traîné sur ces revues. D’où le surnom « Bouquin de Q » qui, heureusement, s’est un peu raccourci au fil des ans ! Pour la petite histoire, sous la pression populaire, il a fallu que je reparte avec le magazine… sauf que je l’ai laissé dehors, devant la boutique de la station.
Dès la première saison, j’ai fait des déplacements. La seconde année, je réalisais un grand chelem. Je rentrais au bureau BB85 avec la charge de la confection des produits dérivés, et notamment la participation à la réalisation de la première écharpe tissée du groupe qui sera fraîchement et fièrement exhibée par 50 BB… à Marseille lors du premier deplacement organisé d’un groupe Ultra Parisien en Provence !
Les chants, mais aussi les écharpes, les drapeaux, pour moi, c’était ça la vie d’une tribune. Il faut comprendre que le Kop était très différent alors. Tout de suite, quand tu rejoignais les Boys tu étais hyper investi, parce que l’on n’était que 150, et surtout parce que les gars ne variaient pas. Il n’y avait ni IDS, ni tension entre groupes, pas de prêt de carte, non plus. Aujourd’hui il est difficile d’avoir un suivi. Là où tu avais 150 gars qui tous se connaissaient et tous se déplaçaient, maintenant sur deux matches, tu ne vois même plus les mêmes têtes.
Le tour de la tribune continue. Comme si Bouquin prenait ses repères, avant la rencontre. Petit café d’avant-match, histoire de se chauffer la gorge, puis il remonte et va marquer une pause, devant une porte. Certains kopistes passent, sans prêter attention au geste, d’autres, étonnés, regardent en silence avant de s’avancer pour comprendre. A côte de l’entrée du bloc, une plaque, discrète. Un instant de recueillement.
- Plaques commémoratives à Boulogne
À Boulogne, il y a des gens que tu ne peux que respecter. Des anciens. C’est important. Mamie Hooligan par exemple. Elle est la doyenne de notre tribune. Sûrement la doyenne du Parc. Pour la première fois cette année, elle ne s’est pas réabonnée, et ce n’est pas par caprice ou manque de motivation. Elle est hospitalisée depuis presque un an. Je ne souhaite qu’une chose, qu’elle puisse revenir, vite, avec nous.
Les cônes sont installés par les anciens membres d’une association désormais disparue. On a balayé leur statut, mais certainement pas leur amour pour le PSG. Et alors que ceux que l’on aurait voulu faire disparaître tirent des câbles, apportent des tambours, pour continuer à défendre un club qui refuse désormais de les reconnaître, Bouquin va rejoindre son poste, tout en bas du bloc. Il grimpe là, comme il l’a fait depuis des années. Pour faire chanter les Boys d’abord, puis les Rangers, dont il est un des fondateurs, et enfin ceux qui n’ont aujourd’hui plus de nom, mais qui sont toujours là.
Les Rangers ont été créés en 1992. On a commencé à cinq : mon meilleur ami, RV, ainsi que Grotos, le Turc et Phillipe. Cette période correspond à un moment charnière pour le Parc. Il y a aussi eu la création de l’Army Korps ; beaucoup d’autres Boys sont devenus indépendants ; à Auteuil les Supras venaient de naître… Notre but aux Rangers, c’était d’augmenter l’impact du Kop. Aider à développer l’ambiance, géographiquement. Déplacer les Boys au centre du virage n’était pas possible : beaucoup voulaient rester dans le bloc originel, ce qui se comprend. Alors nous, on a voulu rajouter un autre groupe, à côté. Pour faire encore plus de bruit. Ca a marché, au moins un temps. Ensemble, on arrivait à faire régulièrement des tifos sur toute la tribune. Aujourd’hui, c’est devenu plus exceptionnel.
Un des porte-voix de Boulogne
Bouquin a presque tout connu. Le temps où il n’y avait pas de sono, les déplacements où il a fallu assurer, défendre les couleurs du PSG sans mégaphone. Les titres, les périodes sombres, il les a vécus au pied de la tribune, à faire chanter pour le Paris Saint-Germain.
On ne décide pas de prendre le micro. J’ai été mis sur la voie : le Barbu, une figure des années 1980, m’a poussé. Lui, il avait vraiment une grande gueule. Tout le monde l’entendait, il exerçait une sorte de fascination sur certains. Puis toute la famille des Boys m’a transmis son héritage. Il y avait Dieu qui prenait souvent le méga, et avec les deux jumeaux, on était trois à se relayer.
Je n’aime pas le terme de capo. Je ne pense pas le mériter. Pour avoir vu de vrais capi en Italie, je sais combien c’est différent de ce que je peux faire. Il faut comprendre qu’à Boulogne, il y a un mélange de différents styles. L’Angleterre, l’Italie, voire l’Argentine et la Grèce, pour certains chants, on a plusieurs modèles. Chez nous, il n’y a pas si longtemps, il n’y avait pas de sono. Eux, en Italie, c’était l’usage. Et les dates de création des groupes prouvent aussi leur avance. Ils ont une tradition, et leurs capi ont un charisme que l’on n’arrive pas à atteindre. On n’a pas non plus assez de mobilisation en France, pour pouvoir se comparer, notamment à l’extérieur. C’est pour cela que je préfère porte-voix. C’est moins pompeux, et ça montre que l’on n’a pas tout à fait la même culture.
Lentement, Boulogne se remplit. La tension monte alors que les gardiens de but gagnent seuls la pelouse pour s’échauffer. Déjà, Bouquin est sur son plot, avec Obélix à ses côtés, tournant le dos au terrain. La sono déraille, l’absence de local, l’interdiction d’accéder au Parc des Princes en dehors des rencontres empêchent de l’entretenir comme il le faudrait. Boulogne ne lutte pas que contre ses adversaires… Pourtant, il faudra bien lancer des chants, motiver un Kop encore marqué par les drames vécus ces dernières années.
Le plus difficile pour un porte-voix, c’est de parvenir à se faire suivre. Pour cela, il faut se faire connaître, et se faire respecter, entendre, sinon tu es tout seul. La sectorisation a sans doute empêché Boulogne d’évoluer. Tout y est plus difficile, plus compliqué qu’ailleurs. L’activité ultra a baissé, on n’arrive pas toujours à lancer des chants sur l’ensemble du Kop car c’est la sono des anciens Boys, qui ne s’adressent plus forcément au reste du Kop. Ils s’adressent en priorité à leur carré, enceintes pointées vers le haut de leur groupe, et le reste du KOB est indifférent. Pour les pogos par exemple, je sais qu’il n’y a que les Boys qui suivront. Pour les autres, prendre son voisin par les épaules, ce n’est pas leur modèle, tout simplement. Pour les faire participer, je leur demande de sauter sur place.
Alors bien sûr, c’est un plaisir de continuer à faire le porte-voix, mais aussi une inquiétude : il n’y a plus de nouveaux, de relève, de gars qui réussissent à venir, et à se faire accepter au delà de leur bloc. C’est comme si les grilles qui nous séparaient étaient encore dans le Kop.
Parfois, il faut que je me force à venir. Les horaires, avec des matches à 19 heures, ne sont pas compatibles avec mon travail. La hausse des prix, la priorité donnée à la télé, tout cela rend notre tâche encore plus difficile.
À l’approche du match, la casquette vissée sur la tête, Bouquin semble grandir. Il se tourne vers les Kopistes et son visage s’anime d’une étrange rage alors qu’il met ses mains en cône autour de sa bouche. À l’ancienne. Pour l’instant, sono en rade oblige, il n’y aura pas de micro. Qu’importe, le message doit passer tout de même, alors Bouquin gueule, aussi fort qu’il peut. Au premier mot, le bloc réagit, comme un seul homme, et le chant fuse.
La difficulté de la tâche du gars au micro, c’est qu’il doit lancer le bon chant, au bon moment. C’est ça le savoir-faire : sentir quand on doit arrêter un chant et en lancer un autre, à l’instinct. C’est ce que j’aimerais réussir à faire passer.
Il faut aussi entretenir le répertoire, empêcher qu’il ne stagne. Si les gars ne font pas d’effort, le nombre de chants baisse : c’est pour cela qu’il faut retrouver des chants tombés dans l’oubli, et toujours en proposer de nouveaux. Parfois ça marche du premier coup, et en un match un chant inédit s’imposera naturellement, mais parfois ça ne prend pas du tout, tu ne sais pas pourquoi.
Le fléau pour les chants, c’est la rapidité. Avec une trop grande vitesse de paroles, il est impossible de reprendre son souffle, et de donner toute l’intensité. Je dois mettre des pauses, imposer des temps d’arrêt. Forcer les gars à respirer, pour aller de plus en plus fort au lieu de s’éteindre. C’est pour cela qu’il faut que le porte-voix s’adapte et écoute s’il est bien repris. La rapidité qui s’est imposée au fil des ans est une plaie dont il sera difficile de se défaire : les mauvaises habitudes reviennent toujours.
Le personnage étonnamment doux et patient qui se recueillait avant match a disparu. L’énergie qu’il fait passer vers la tribune l’habite et modifie jusqu’aux traits de son visage. Durci, presque hargneux, Bouquin harangue les supporters, tous blocs confondus. Il faut chanter, faire du bruit, lancer cette machine qu’est le Kop, lors de cet avant-match. Le reste n’existe plus. Et cet état second qui s’empare de lui a déjà failli lui faire payer très cher sa passion du PSG.
J’étais rentré au Parc en état d’ébriété, et depuis ce coup-là, je ne bois plus avant les matches. Il faisait très chaud, de plus j’étais resté toute l’après-midi au soleil. Une fois installé sur le rebord [1], j’ai été comme pris par l’ambiance. La bâche Notre Histoire deviendra Légende est montée sur le bloc, j’ai trouvé ça magnifique. De voir cette bâche que l’on ne pouvait manipuler qu’à 30, tellement elle était immense, et lourde, recouvrir le carré, comme ça, en un instant, j’en suis resté stupéfait, figé. Sauf qu’après l’avoir déployée, les gars l’ont évidemment redescendue, et là, avec la vitesse, le poids, je l’ai prise de plein fouet. J’ai été projeté en arrière, par dessus la rambarde. Je ne me souviens plus de rien, mais les gars qui m’ont récupéré m’ont expliqué que j’étais resté suspendu dans le vide, au dessus du niveau rouge, pris dans un pli du tissu. Ce genre d’expérience, tu en tires des leçons. J’aurais pu y rester. Alors maintenant, pour moi, c’est boire ou chanter, il faut choisir.
Dans deux semaines, une marche en la mémoire de Julien aura lieu, depuis le siège du club. Pour marquer l’anniversaire de son décès, Bouquin lance plusieurs chants reprenant le nom du Kopiste. Les supporters lillois gagnent au même moment leur tribune… dans l’indifférence totale de Boulogne. Le Kop préfère louer la mémoire d’un des siens, trop tôt parti.
Je ne suis pas très fan des chants d’insultes, mais surtout, ce qui me rend fou de rage c’est qu’ils sont repris de manière plus soutenue que les chants d’encouragements pour le PSG… Je suis pour une rivalité entre les clubs, mais des chants du type Marseille, Marseille, on t’encule, je suis désolé, ce n’est pas notre chant. Ca, c’est merdique, indigne du Paris Saint-Germain et du Kop. On a un OM, OM, je te hais : qu’on le chante ! C’est quand même autre chose !
On doit se démarquer, montrer que l’on est différent des autres clubs. Par exemple, le tout simple Allez Paris, scandé et répété, il n’existait que chez nous. Le KOB n’imite pas les autres tribunes françaises. On doit être les premiers, innover. Il faut aussi que l’on retrouve des chants que l’on a créés, nous. Le Paris, Paris, Paris, quand tu revois les vidéos des années 1970, c’était notre tout premier. Mais ça, si quand tu le lances, tu y crois, ça fonctionne toujours ! Sur un corner, il faut faire simple. Tout le monde connaît, tu y mets de l’envie, et ça peut faire le tour du Parc ! C’est ça le but.
Les joueurs rentrent sur le terrain. Les drapeaux sont distribués dans le bloc, et la sono enfin branchée, cahin-caha. Bientôt, le match va débuter. Le temps de laisser Boulogne avec Boulogne.
Pour Bouquin, ce seront quatre-vingt-dix minutes à pousser son équipe, à motiver les supporters, sa famille, comme il les présente. Un match de plus à se battre, encore une fois, pour faire vivre un bout de tribune, et participer à l’histoire du PSG. Plus de vingt ans après son arrivée au Kop of Boulogne.
Ce qui me fait rester, c’est que j’ai encore, et toujours cette volonté de voir Boulogne au top. Ma motivation, c’était d’abord de mettre l’ambiance en tribune, visuellement et avec les chants. Je sais que ce n’est pas la priorité de tout le monde dans le kop et je respecte tous les courants de supporters, mais moi c’était ça, et ça le reste. Alors tant que je crois que l’on peut faire mieux, et que je peux aider à ça, je n’abandonnerai pas. C’est ça mon rôle.
Chacun sa mission. Et pendant que certains tentent de faire disparaître la plus ancienne tribune de supporters du Paris Saint-Germain, d’autres, comme Bouquin, Obélix, et tous les anonymes qui travaillent encore pour le Kop, s’attachent à lui rendre sa fierté. La fierté de représenter une part de la Légende du PSG. Une fierté devant laquelle, même de dehors, on ne peut que s’incliner.