Dimanche soir, fin de partie au Parc des Princes. Paris mène un à zéro dans ce match qu’il aurait dû tuer il y a bien longtemps. Le Virage Auteuil, stressé, peine à donner son maximum pour pousser ses joueurs. Les capos, juchés sur leur podium exhortent leurs blocs à livrer leurs dernières forces. Il faut tenir ce score quatre minutes encore. Une éternité.
Boat People a le micro au poing, il y hurle les derniers chants. Obnubilés par le terrain, le résultat, le temps qui se fige, les Ultras ne prêtent plus attention à ses directives. Ils répondent comme par réflexe, tous coordonnés, sans parfois même jeter un regard à leur capo. Soudain, la voix de Boat People semble s’effondrer. Au pire moment, les enceintes de la tribune ne donnent plus leur pleine mesure.
- Les tambours, au milieu du virage
Nantes pousse, Paris tient encore cette victoire qui le hisserait sur le podium de la L1 : il faut tenir ! Et la sono repart. Un flottement de quelques secondes que beaucoup en tribunes n’auront même pas remarqué, une stabilisation, et les décibels grimpent de nouveau. L’Homme des Bois sourit du haut de la porte tambour. Lui savait que son installation, même soumise à rude épreuve ne flancherait pas.
Mes débuts au Parc remontent à 1984. J’avais une douzaine d’année. Dès 1993, j’ai quitté le Kop de Boulogne pour le Virage Auteuil. Je me suis expatrié avec plusieurs amis et on a directement rejoint les Supras Auteuil. J’ai commencé par de la bidouille, comme tout le monde : les bâches, la peinture pour les drapeaux, le montage des voiles.
Puis, parce que ça m’intéressait, parce que grâce à mon métier je suis amené à m’y connaître en électronique, je me suis intéressé à la sonorisation des Supras. Au début, je travaillais avec Echevarria, puis dès 1994 ou 1995, je me suis retrouvé tout seul.
L’arbitre a finalement libéré les joueurs. Les Canaris vont saluer leurs supporters très occupés à insulter les Ultras parisiens. Sans doute les Petits-Beurre en profitent-ils une dernière fois : au vu de leur classement, il y a de fortes chances qu’ils ne puissent plus le faire l’année prochaine. Il faudra se contenter d’adresser des bras d’honneurs aux Gueugnonnais.
Les capos des Lutèce, des Supras et des Authentiks lancent leurs derniers chants. Des hommages à Francis Borelli, le président emblématique, trop tôt disparu emplissent le Parc. Stéphane, alias l’Homme des Bois, a quant à lui déjà quitté son tambour, pour descendre dans la fosse, tout en bas de sa tribune. Le torse nu, trempé de sueur d’avoir frappé ses peaux quatre-vingt dix minutes, il plie son dos musculeux au-dessus de son matériel. Posés derrière les barrières, les enrouleurs relient des amplis monstrueux, une table de mixage, un émetteur HF pour le micro sans fil des Lutèce…
Déjà, les bâches du groupe sont repliées. Les membres du noyau des Supras évacuent doucement leur carré, comme s’ils voulaient profiter encore de la victoire, sur place. L’Homme des Bois, lui, enroule des rouleaux de câbles. Les stewarts n’ont pas besoin de lui dire de se presser, chacun sait ce qu’il a à faire. Les gestes sont précis, il balance son sac à dos fétiche sur un strapontin, y plante ses deux baguettes avant d’enjamber tranquillement la barrière Vauban, son ampli de 15 kilos sous le bras. Il sourit et glisse un clin d’oeil avant de continuer sa tâche.
Ca pèse hein ? Il y a plus de 2 000 watts là-dedans. J’installe tout cela, match après match, pour tout le virage. En général j’arrive une heure et demi avant l’ouverture des portes, pour être tranquille [1], et je commence à monter la sono.
L’investissement en terme de temps est lourd. Monstrueux même, parfois, mais bon, personne ne me force. Je le fais parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse : sinon, la tribune serait muette ! Je me suis toujours donné à fond, ma passion elle est là. Je me dis qu’un jour j’arrêterai, quand je déciderai de refaire ma vie, de redonner la priorité à ma famille, à mes activités personnelles. J’ai lâché trop de choses pour aider le Paris Saint-Germain. Mais en attendant, je suis là.
Et là, c’est perché en équilibre sur le dossier d’un strapontin à soulever une gigantesque baffle plantée en équilibre sur un pivot d’acier, en haut des barrières qui séparent Auteuil de la tribune G. De l’autre côté de l’enceinte, Boat People empêche à bout de bras que l’édifice en équilibre instable ne s’effondre sur l’Homme des Bois. Petit briefing d’après match, Boat évoque la perte de son durant les arrêts de jeu, Stéphane lui répond longueur de câblage, perte d’intensité.
Un stewart vient à la rescousse pour aider à descendre la baffle. Il faut se mettre à deux pour transporter le monstre dans le local cubique, caché derrière les travées du virage. L’antre de l’Homme des Bois, son « domaine » comme il le dit lui-même. Des étagères bourrées de matériel, de fils, d’amplis en cours de rafistolage. Au sol, enceintes, cônes démesurés… impossible de mettre un pied devant l’autre.
Depuis que j’ai commencé, les choses ont bien évoluées : au début c’était micro et haut-parleurs, point final. Aujourd’hui, on a un câblage fixe pour relier les enceintes montées aux deux extrémités du Virage. Ca m’a pris deux nuits pour le faire passer ce fil ! Du coup, quand il y a un concert au Parc, je viens, pour surveiller qu’on ne m’arrache pas tout.
Pour placer les enceintes, c’était pareil : il a fallu que je vienne faire des tests, alors qu’il n’y avait plus personne, la nuit. Ma fille est venue m’aider, elle poussait le son et moi je me plaçais à différents endroits de la tribune. Le but, ça n’est pas que les gars du premier rang entendent et que tous les autres soient dans le silence : au contraire, on a tout étudié de manière à ce que le son arrose l’ensemble des blocs.
Les armatures métalliques qui supportent les enceintes, c’est Jeannot, un ancien du Parc, qui me les a faites. Il est parti à la retraite depuis, mais il était là depuis la création du stade. Ce gars avait du génie dans les doigts, un véritable artiste. Il réparait tout : les sièges, les barrières cassées… Il m’a aidé à construire tout ça. Sans des gars comme lui, on ne pourrait rien faire. Ces employés du PSG, eux ils sont indispensables, et personne n’en parle jamais.
Stéphane sort de son local puis va se passer les bras sous l’eau. Il s’est entaillé sur les crochets qui surplombent les balustrades en sortant l’enceinte. Comme à chaque fois. Les stewarts font leur dernière ronde, vérifient qu’il n’y a plus personne et lui demandent de quitter les lieux. Premier arrivé, dernier parti, l’Homme des Bois redescend enfin les escaliers du Parc. Et s’il n’y avait pas que Jeannot à être indispensable ?
Non… Les gars du groupe savent monter la sono sans moi maintenant. Et puis je ne suis pas non plus présent à tous les matches au Parc, je pars quand même en congés de temps en temps. Ceci dit, il est arrivé que ça se passe mal et que je regrette de m’être éloigné : je me souviens d’un retour de vacances où j’ai fait tout le trajet à essayer de les dépanner par téléphone depuis ma voiture. La hotline sur l’autoroute A11, il y a mieux !
Mais ça peut flancher n’importe quand… Pendant un PSG – Metz en 1996, la sono a lâché huit fois. Une catastrophe. Huit fois de suite, gros blanc dans tout le virage… Je me suis retrouvé à passer dans les coursives, à rechercher de l’aide. C’est là que tu vois qui sont les vrais supporters : des stewarts m’ont laissé passer de tribune en tribune, sous le Parc, alors que je n’avais même pas de badge, pas d’autorisation, rien. Ca s’est terminé dans la salle de dispatching, le PC électricité du stade, au sous-sol, à emprunter des fusibles ! C’est là que j’ai rencontré Couli, le responsable du dispatching. Ca fait 33 ans qu’il bosse pour le PSG lui ! Le nombre de fois où je me suis retrouvé à faire de la soudure sur son vieux bureau en formica gris, pour réparer un micro, à l’arrache.
Lui et Thierry, de la sono du Parc, ils m’ont donné des coups de main pas possibles. Thierry, il est perché tout en haut, sixième et dernier étage : pile au-dessus de la tribune de presse. Il m’a déjà prêté des câbles XLR, des micros filaires, il baissait le son de l’installation du stade sur le Virage Auteuil pour qu’on puisse s’entendre sans être gênés par les discours ou les pubs quand on montait des tifos…
Tous, ce sont des supporters, Thierry était au Nou Camp pour le quart de finale de la Coupe d’Europe. Des gars rencontrés par hasard, qui m’ont prêté main-forte sans rien me demander en retour, et qui depuis sont devenus des amis.
Les premiers camions de l’entretien passent déjà au pied du stade. Il faut évacuer les gobelets brisés, les papiers jetés à la hâte. Stéphane enfile son sweat capuche et se met en quête d’un briquet. Les Supras se séparent, rentrent chez eux ou vont rejoindre une brasserie par petits groupes, pour refaire ensemble leur match. L’Homme des Bois lui, va retrouver sa fille, déjà supportrice du PSG à treize ans, et son fils.
- L’Homme des Bois, à Auteuil
Mon rêve, ce serait de préparer la sono pour un gros match, ailleurs. En 1998 on avait réussi à monter une installation au Stade de France, avec tout Auteuil, et tout Boulogne. Les deux virages du PSG réunis, c’était énorme. Un souvenir extraordinaire. Maintenant les organisateurs refusent, pour des motifs pas toujours clairs d’ailleurs…
Mais une journée, rien qu’une journée dans un stade immense, pour monter la sono un soir de finale de Ligue des Champions ! Bosser avec de nouveaux points de repères, et organiser une installation parfaite, juste pour que les supporters du PSG puissent tout exploser ! On ne nous laissera jamais faire, j’en suis sûr, mais ça, pour moi ce serait un rêve. Il faut bien en avoir des rêves, non ?
Son sac à demi ouvert jeté sur l’épaule, Stéphane sourit. Ses yeux pétillent encore alors qu’il tourne le dos au Parc. En attendant sa prochaine finale de coupe d’Europe, dans deux semaines Paris recevra Grenoble. Moins glamour, moins médiatique. Mais, dès l’après-midi, l’Homme des Bois sera là, à Auteuil. À tirer ses enrouleurs, à monter ses amplis, à fignoler ses réglages, côté Lutèce et côté Supras, pour s’adapter à la voix du capo… Il ne sera pas là parce que en face c’est Grenoble, mais parce qu’ici c’est le PSG. Le Paris Saint-Germain, son club. Sa ville. C’est tout ce qui compte.
Oui, il faut avoir des rêves. Et si on peut un jour les réaliser, ce serait encore mieux. La route est longue, mais l’Homme des Bois l’emprunte quand même. Pour que Boat People, Violalex et les autres capos fassent chanter Supras et Lutèce. Pour qu’Auteuil se fasse entendre. Pour que le Parc résonne des chants parisiens quel que soit l’adversaire. Parce que Stéphane, comme les autres, fait partie de l’armée du PSG.